Intersectionnalité au travail : pourquoi l’information sur le marché du travail doit tenir compte de l’intersectionnalité
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Vie sociale, vie professionnelle, identités personnelles et autres variables qu’analystes et économistes utilisent pour comprendre notre société sont des sujets complexes et fascinants à explorer.
Mais les données et définitions utilisées divisent souvent les identités en catégories telles que le sexe, le genre, l’âge, la race, l’origine ethnique, le statut socio-économique, la sexualité, les capacités, la religion, le statut migratoire et la géographie – des catégories qui peuvent cacher des inégalités et des privilèges complexes.
Nous savons que l’information sur le marché du travail (IMT) au Canada peut être de meilleure qualité, notamment en matière d’inclusivité. Au CIMT, nous croyons qu’intégrer une perspective intersectionnelle à nos recherches permet de réaliser des analyses plus inclusives et exhaustives des diverses expériences vécues par les personnes ayant des identités multiples et croisées.
Nous ne sommes pas la seule organisation soucieuse de cet enjeu : les gouvernements, les décideurs et les chercheurs du Canada et d’ailleurs sont de plus en plus déterminés à mieux comprendre les complexités multifactorielles et multiniveaux de l’expérience humaine. En 2021, de nombreux ministres canadiens, dont le ministre du Travail ont reçu une lettre de mandat définissant l’importance d’adopter une perspective intersectionnelle dans l’élaboration des programmes de recherche et des politiques publiques.
Mais qu’est-ce que l’intersectionnalité? Comment pouvons-nous l’appliquer pour améliorer l’information et la recherche sur le marché du travail?
Qu’est-ce que l’intersectionnalité?
L’intersectionnalité fournit un cadre pour examiner les systèmes d’oppression qui se recoupent.1 Le concept a été développé pour décrire les approches analytiques qui prennent en compte les conséquences et implications des appartenances multiples au sein des groupes sociaux et des dynamiques et effets uniques de la jonction de différents systèmes d’inégalités – fondés sur le genre, la race, l’ethnicité, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, les capacités, la classe et d’autres formes de discrimination (Runyan, 2018).
Les théories de l’intersectionnalité montrent que les nombreuses identités sociales qui se recoupent peuvent définir le statut social d’une personne et influencer ses perceptions et ses comportements.2
Selon Collins (2015), « […] la race, la classe, le genre, la sexualité, l’ethnicité, la nation, les capacités et l’âge agissent non pas comme des entités unitaires et mutuellement exclusives, mais plutôt comme des phénomènes qui se construisent réciproquement ». En d’autres termes, les statuts sociaux, les positions sociales et autres distinctions sont multidimensionnels. Les expériences individuelles du privilège ou de l’oppression, de la discrimination et des possibilités sont le résultat d’une combinaison de ces statuts sociaux et positions sociales (Savaş et coll., 2021).
En tant que concept, l’intersectionnalité a été appréhendée à plusieurs moments par les féministes noires, ainsi que par les spécialistes des études hispaniques, postcoloniales, queers et autochtones. Les premiers textes du Black Feminism, comme ceux de Sojourner Truth (1851) et du Combahee River Collective (1977) (un groupe de féministes noires qui ont décrit les impacts du sexisme et du racisme), ont ouvert la voie à Kimberlé Crenshaw, féministe américaine et spécialiste de la théorie critique de la race, qui a été la première à utiliser le terme Intersectionnalité en 1989.
Comment l’intersectionnalité nous aide-t-elle à comprendre les expériences sociales complexes
Trois hypothèses communes sous-tendent l’intersectionnalité en tant que concept (Richman & Zucker, 2019) :
- Tous les individus appartiennent à de multiples catégories sociales qui s’entrecroisent.
- Chacune de ces catégories est source d’inégalité ou de pouvoir.
- Ces catégories s’appliquent à un individu, mais sont aussi des caractéristiques du contexte social dans lequel une personne vit, et peuvent donc être fluctuantes.
Par exemple, selon les théories de l’intersectionnalité (Collins, 1999) :
- Les expériences de genre sont toujours influencées par tous les aspects de la situation sociale d’un individu.
- Le genre ne peut pas vraiment être défini sans d’autres points de référence.
- L’intersection des catégories fait en sorte qu’une personne peut éventuellement faire l’expérience simultanée de la domination et de l’oppression.
Savaş et coll. (2021) donnent l’exemple suivant pour illustrer comment les expériences des catégories sociales (dans ce cas, le genre) sont toujours influencées par tous les autres aspects de la position sociale d’un individu (comme la race et la classe) – tout comme les expériences de la race et de la classe sont constituées en partie l’une par l’autre et par le genre :
[…] la définition de la masculinité pour les hommes blancs de la classe moyenne (par exemple, décisifs, compétents et protecteurs) est différente de celle des hommes noirs de la classe moyenne (par exemple, forts et dangereux) et de celle des hommes blancs de la classe ouvrière (par exemple, travailleurs et colériques). Dans cet exemple, la masculinité est constituée par la race et la classe.
Ici la race est genrée et le genre est racisé : la race et le genre fusionnent pour créer des expériences et des possibilités uniques pour tous les groupes.
Cet exemple illustre non seulement la manière dont les individus sont caractérisés par de nombreuses catégories sociales inextricablement et indivisiblement liées et se construisant mutuellement, mais aussi la manière dont la pensée à axe unique (par exemple, l’analyse du genre seul ou de la race seule) ne permet pas décrire de manière adéquate l’expérience vécue, en particulier pour les personnes qui ont plusieurs appartenances à une minorité.
Comme l’a fait remarquer Elisabeth Spelman (1988), il est impossible de distinguer la « partie femme » de la « partie afro-américaine » et de la « partie classe moyenne ».
Comment l’intersectionnalité peut améliorer l’information sur le marché du travail
Dans le contexte de la recherche portant sur l’information sur le marché du travail, une perspective intersectionnelle peut améliorer la qualité et la pertinence de l’IMT en permettant de mieux comprendre les nuances des expériences vécues par les différents groupes sur le marché du travail.
Les approches intersectionnelles sont depuis longtemps considérées comme un outil théorique et méthodologique essentiel pour la recherche qualitative, mais elles peuvent également renforcer la valeur et la validité de la recherche quantitative (Else-Quest & Hyde, 2016).3
Bien que l’analyse intersectionnelle soit actuellement insuffisamment exploitée par les spécialistes de l’IMT, elle peut améliorer la façon dont nous repérons les disparités, nous aider à comprendre les obstacles, mettre en évidence la diversité des expériences et des résultats sur le marché du travail, et peut-être même conduire à des interventions mieux adaptées. Par exemple :
L’analyse intersectionnelle peut aider les chercheurs à détecter des disparités susceptibles d’être cachées par l’examen d’un seul facteur.
Par exemple, si l’on considère uniquement le sexe, on peut constater que les femmes sont moins bien payées que les hommes, mais une analyse intersectionnelle montre que l’écart de rémunération est encore plus important pour les femmes de couleur ou les femmes en situation de handicap.
L’analyse intersectionnelle peut aider les chercheurs à comprendre les obstacles propres aux différents groupes dans l’accès aux possibilités d’emploi.
Par exemple, l’identité de genre ou l’orientation sexuelle d’une personne peut avoir une incidence sur sa capacité à trouver un emploi dans certaines industries ou régions.
L’analyse intersectionnelle peut aider les chercheurs à mettre en évidence les diverses expériences des différents groupes sur le marché du travail.
Par exemple, si l’on considère les expériences des femmes comme un groupe homogène, on risque de négliger les expériences des femmes qui appartiennent à une minorité raciale, des immigrantes ou des membres de la communauté 2SLGBTQI+. Une optique intersectionnelle peut attirer l’attention sur des différences importantes au sein de groupes de population souvent présentés comme relativement homogènes, tels que les femmes, les hommes, les nouveaux arrivants, les autochtones et les minorités visibles.
Une perspective intersectionnelle peut révéler les limites et le caractère discriminatoire des méthodes traditionnelles d’élaboration des politiques.
Une perspective intersectionnelle reconnaît que, pour s’attaquer à des inégalités complexes, une approche universelle ne fonctionne pas. L’analyse intersectionnelle peut aider les chercheurs à développer des interventions ciblées qui répondent aux défis particuliers auxquels sont confrontés les différents groupes sur le marché du travail. Par exemple, une intervention visant à combler l’écart de rémunération des femmes peut devoir être adaptée différemment aux femmes racisées ou aux capacités différentes.
La voie à suivre
L’intégration d’une perspective intersectionnelle dans l’étude du marché du travail enrichira nos connaissances, en permettant de produire des analyses plus nuancées, inclusives et complètes des diverses expériences vécues par les personnes aux identités multiples et croisées.
Les études traditionnelles sur le marché du travail ont eu tendance à privilégier un seul axe de réflexion – en analysant ou en explorant une seule identité sociale à la fois – et ont, par conséquent, occulté les façons dont les identités sociales croisées façonnent les expériences des individus sur le marché du travail.
La mission du CIMT est de permettre aux Canadiens et Canadiennes de prendre des décisions éclairées en facilitant l’accès à des données et perspectives de qualité, pertinentes et exhaustives dans l’écosystème pancanadien de l’information sur le marché du travail. Cerner les stigmates, les préjugés, la discrimination et les résultats inéquitables sur le marché du travail pour des groupes particuliers constitue l’un des moyens par lesquels le CIMT peut améliorer l’accessibilité de l’information sur le marché du travail au Canada.
Adopter une perspective intersectionnelle nous aidera, en tant que chercheurs et chercheuses, à reconnaître et à examiner les intersections complexes et à mieux comprendre comment elles se répercutent sur l’accès à l’emploi, la qualité de l’emploi et le cheminement professionnel. Cela nous permettra également de nous rapprocher de notre objectif de fournir des informations sur le marché du travail qui respectent les perspectives et besoins diversifiés de toutes les personnes au Canada.
Pour ces raisons et de nombreuses autres, le CIMT entend mener des recherches intersectorielles.
Notes
1 Dans toutes les disciplines, les spécialistes demeurent divisés quant à savoir si l’intersectionnalité constitue une méthode de recherche ou d’analyse, un cadre, une théorie ou une hypothèse, ou une combinaison de ces éléments (Else-Quest & Hyde, 2016).
2 Il est important de noter qu’il n’existe pas de définition unique de l’intersectionnalité et que, bien que les définitions se concentrent en général sur la nature complexe et interreliée des identités et des expériences sociales – et sur des attributs tels que le genre, la race, la classe et le pouvoir conféré par les catégories sociales –, elles présentent certaines différences notables. Pour un examen de quelques-unes des définitions et interprétations courantes de l’intersectionnalité, voir Else-Quest et Hyde (2016).
3 Bien qu’il existe très peu de pratiques uniformes en matière d’analyse statistique intersectionnelle, de nombreuses méthodes ont été proposées, y compris des méthodes conventionnelles, telles que des modèles de régression ou des tableaux croisés stratifiant les mesures de tendance centrale en fonction des groupes intersectionnels (Bauer et coll., 2021).
Références
Bauer, G. R., Churchill, S. M., Mahendran, M., Walwyn, C., Lizotte, D., & Villa-Rueda, A. A. (2021). Intersectionality in quantitative research: A systematic review of its emergence and applications of theory and methods. SSM-population health, 14, 100798.
Browne, I., & Misra, J. (2003). The intersection of gender and race in the labor market. Annual review of sociology, 29(1), 487–513.
Collins, P. H. (1999). Moving beyond gender: Intersectionality and scientific knowledge. Revisioning Gender, ed. M. F. Ferree. Thousand Oaks, CA: Sage, 261–84.
Else-Quest, N. M., & Hyde, J. S. (2016). Intersectionality in quantitative psychological research: I. Theoretical and epistemological issues. Psychology of Women Quarterly, 40(2), 155–170.
Richman, L. S., & Zucker, A. N. (2019). Quantifying intersectionality: An important advancement for health inequality research. Social Science & Medicine, 226, 246–248.
Savaş, Ö., Greenwood, R. M., Blankenship, B. T., Stewart, A. J., & Deaux, K. (2021). All immigrants are not alike: Intersectionality matters in views of immigrant groups. Journal of Social and Political Psychology, 9(1), 86–104.
Spelman, E. (1990). Inessential Woman: Problems of Exclusion in Feminist Thought. Beacon Press.
Suzanne Spiteri
Responsable de la recherche
Suzanne Spiteri est sociologue et possède plusieurs années d’expérience dans l’analyse qualitative des données ainsi que dans les méthodes d’analyse mixtes. Elle dirige les projets portant sur le resserrement du marché du travail et la situation professionnelle des groupes sous-représentés.