Une brève histoire de l’entrepreneuriat noir au Canada
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Février est le Mois de l’histoire des Noirs : une invitation à reconnaître, à célébrer et à saluer les grandes contributions des travailleurs et travailleuses noirs à l’édification de l’économie, des politiques et du marché du travail du Canada.
À l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs 2024, nous vous proposons une série en trois parties dans laquelle nous retraçons l’histoire des entrepreneurs noirs au Canada, examinons ce que les sources officielles peuvent nous apprendre sur l’état de l’entrepreneuriat noir et discutons avec des entrepreneurs de la communauté noire au sujet de leurs expériences sur le marché du travail.
Ce projet fait suite à notre série de 2023, dans laquelle nous nous sommes concentrés sur l’histoire des travailleurs noirs au Canada.
« En un mot, l’esprit entrepreneurial est synonyme de liberté pour les membres de la communauté noire. La liberté de prendre en main leur destin, de servir leur communauté, de réaliser leurs rêves grâce à l’entrepreneuriat, et de libérer les personnes réduites à l’esclavage. »
(Rogers, 2022, p.1)
Selon Statistique Canada (2022), les petites entreprises emploient plus de 10 millions de personnes au Canada, soit près des deux tiers (63,8 %) de la population active totale.
L’entrepreneuriat est vital pour la croissance économique et la création d’emploi au Canada, et les petites et moyennes entreprises y contribuent largement (Nimoh, 2022). Le Canada est l’une des nations les plus entreprenantes au monde (en anglais seulement) et est réputé pour avoir le plus haut niveau d’« intention de créer une entreprise » parmi les économies du G7. Plus de la moitié des Canadiens et Canadiennes connaissent personnellement un entrepreneur, près de 50 % croient en leurs propres capacités à créer une entreprise et 23 % ont l’intention de se lancer dans l’entrepreneuriat.
En ce Mois de l’histoire des Noirs, le CIMT vous propose une petite histoire de l’entrepreneuriat au Canada qui met en lumière les premiers entrepreneurs noirs du pays.1
Première partie : Brève histoire de l’entrepreneuriat noir au Canada
Aux États-Unis, la classe d’entrepreneurs noirs a émergé de l’« économie esclavagiste interne », qui a modifié la dynamique des systèmes commerciaux des plantations américaines (Jones, 1999, p. 198, cité par Knight, 2019). La formation d’une première classe d’entrepreneurs noirs au Canada est beaucoup plus complexe à étudier.
En effet, il existe peu d’études sur la question (Knight, 2019), mis à part quelques ouvrages sur les entrepreneurs noirs de la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario.
L’entrepreneuriat noir en Nouvelle-Écosse
La Nouvelle-Écosse, dont la présence noire est la plus ancienne des provinces et territoires canadiens, a connu une augmentation notable du nombre de réfugiés noirs entre 1750 et 1820, lorsque plus de 2 000 personnes d’origine africaine venues de différentes parties du monde, principalement en raison de la traite transatlantique des esclaves, ont migré vers le Canada atlantique.
Le travail étant rare durant cette période, des femmes entreprenantes vendaient des produits artisanaux pour assurer la survie de leur famille (Hamilton, 1994). Elles fabriquaient et vendaient des balais, des paniers, des tonneaux, du bois de chauffage et des couronnes; pleines de ressources, elles faisaient preuve d’une remarquable ingéniosité entrepreneuriale (Knight, 2004).
En 1867, le quartier-maître William Hall, premier Noir, premier Néo-Écossais et troisième Canadien à recevoir la plus haute distinction de l’Empire britannique pour bravoure, s’est installé à Halifax et a lancé une entreprise de construction navale prospère.
Selon certaines sources, les activités commerciales des Noirs de Nouvelle-Écosse au début et au milieu des années 1900 se limitaient essentiellement « aux salons de coiffure, aux salons de beauté, aux taxis, au camionnage, à la cordonnerie, à un journal et à un magasin coopératif » (Backhouse, 1994, p. 312). Or, en 1937, Viola Desmond, femme d’affaires et pionnière de l’entrepreneuriat, a fondé trois entreprises prospères à Halifax : un salon de beauté, qu’elle a agrandi pour y inclure diverses gammes de produits, une entreprise de vente par correspondance et une école d’esthétiques (Williams, 2021).
L’entrepreneuriat noir en Ontario
De son côté, l’Ontario est devenu un centre économique et culturel dynamique à l’époque du chemin de fer clandestin (1834-1865), plus particulièrement Toronto et Chatham, qui ont vu naître les premiers mouvements de défense des Noirs canadiens.
À Chatham, des familles d’origine africaine ont d’abord établi des résidences le long de McGregor’s Creek dans la petite municipalité de Chatham au début des années 1800, dans une zone alors connue sous le nom de « The Forks » (en anglais seulement). Par la suite, The Forks est devenue un sanctuaire pour les Afro-Américains échappant à l’esclavage. Vers 1850, un tiers de la population était noire.
À la même époque, à Toronto, de nombreux Noirs s’installent dans le quartier St. John’s Ward, un district situé au cœur de la ville. Comme le note Knight (2019), les premiers entrepreneurs noirs de la ville ont aménagé une route partant de la rue Yonge allant vers l’ouest dès 1799.
Au milieu des années 1830, Thornton et Lucie Blackburn, un couple qui avait échappé à l’esclavage aux États-Unis, ont créé le premier service de taxi de Toronto avec une voiture à quatre places et à un cheval, connue sous le nom de « The City ».
À la fin des années 1840, T. F. Carey et R. B. Richards ont créé les premières glacières à Toronto. Ils ont ensuite développé leur entreprise pour en faire quatre glacières, un salon de coiffure pour hommes et des bains publics (Gooden, 2008).
Parmi les autres entrepreneurs noirs de l’époque, citons T. Smallwood, qui possédait et gérait une quincaillerie, et Mme M.O. Augusta, la seule femme noire à posséder son propre magasin à l’époque. Elle possédait et gérait une mercerie de produits importés ainsi qu’une boutique de couture. En 1850, il y avait plus d’une douzaine de commerces tenus par des Noirs le long de la rue King.
Dans les années 1880, la communauté noire de Toronto était bien établie, et plusieurs entreprises appartenaient à des Noirs, notamment des salons de coiffure, des cordonneries, des hôtels, des restaurants, des magasins de vêtements et des écuries (McFarquhar, 2007; Knight, 2019).
L’entrepreneuriat noir ailleurs au Canada
Les archives attestant de l’émergence d’une classe d’entrepreneurs noirs au Canada sont particulièrement rares et la majorité se concentre sur l’Ontario et la Nouvelle-Écosse, mais cela ne signifie pas que cette classe n’a pas existé dans d’autres provinces et territoires.
En Alberta, par exemple, la présence d’entrepreneurs noirs est attestée depuis les années 1870, le sud de l’Alberta ayant accueilli l’un des premiers entrepreneurs noirs de la province : John Ware, un cow-boy et éleveur qui a créé son propre ranch près de la rivière Red Deer.
Les premiers établissements noirs du Québec ont accueilli principalement des Afro-Américains lors de l’essor des compagnies ferroviaires au 19e siècle. À cette époque, les Noirs travaillaient comme porteurs pour voitures-lits. Dès les années 1820, des Noirs libérés par la Loi canadienne sur l’abolition de l’esclavage ont travaillé aux côtés d’esclaves américains en fuite, arrivés par le Chemin de fer clandestin.
En Colombie-Britannique, la fin du 19e siècle a été marquée par une migration continue de Noirs en provenance de diverses régions, ce qui a conduit à l’établissement de communautés dynamiques telles que Hogan’s Alley dans l’est de Vancouver au cours de la première moitié du 20e siècle.
Le début du 20e siècle a notamment vu l’arrivée de nombreux Afro-Américains dans l’Ouest canadien. Malgré les politiques discriminatoires à l’égard des Noirs, ces colons ont courageusement créé leurs propres institutions, mené une vie sociale riche et créé des communautés agricoles prospères qui ont contribué à la diversité de l’histoire canadienne.
Aujourd’hui, les propriétaires d’entreprises noires contribuent de manière importante au tissu culturel, social et économique de ce pays, et le pourcentage d’entreprises dirigées par des Noirs au Canada ne cesse de croître. En 2018, on estimait à 66 880 le nombre de propriétaires d’entreprises noires au Canada, soit 2,1 % de l’ensemble des propriétaires d’entreprises.
Notes
1 Nous avons mené une série de dix entretiens qualitatifs auprès d’entrepreneurs noirs qui s’identifient comme tels, en recourant à une méthode d’échantillonnage en boule de neige. Il s’agissait de tirer parti de relations personnelles et de contacter des personnes (sur LinkedIn) qui, à leur tour, nous ont présentés à d’autres personnes. Dans un souci de confidentialité, nous avons modifié les noms de tous les participants. Lorsque cela s’est avéré nécessaire, nous avons également modifié les coordonnées professionnelles afin d’éviter la divulgation d’informations potentiellement identifiables.
Références
Backhouse, C. (1994). Racial segregation in Canadian legal history: Viola Desmond's challenge, Nova Scotia, 1946. Dalhousie LJ, 17, 299.
Gooden, A. (2008). Community organizing by African Caribbean people in Toronto, Ontario. Journal of Black Studies, 38(3), 413-426.
Hamilton, S. (1994). Naming names, naming ourselves: A survey of early Black women in Nova Scotia. We’re rooted here and they can’t pull us up: Essays in African Canadian women’s history, 13-40. University of Toronto Press.
Jones, J. (1999). American work: Four centuries of black and white labor. WW Norton & Company.
Knight, M. (2019). Black women’s small businesses as historical spaces of resistance. Working Women in Canada: An Intersectional Approach, 203.
Knight, M. (2024). Black Canadian Self-Employed Women in the Twenty-first Century: A Critical Approach. Canadian Woman Studies/les cahiers de la femme. Special Issue: Women and the Black Diaspora, vol. 23, no. 2.
McFarquhar, C. (2007). Blacks in 1880s Toronto: The search for equality. Ontario History, 99(1), 64-76.
Nimoh, G. (2022). The Experiences and Challenges of Black Entrepreneurs in Halifax, Nova Scotia, Saint Mary’s University, Halifax, Nova Scotia, https://library2.smu.ca/bitstream/handle/01/31287/Nimoh_Gabriel_MASTERS_2022.pdf?sequence=1&isAllowed=y. Accessed 2024.
Rogers, S. S. (2022). Successful black entrepreneurs: Hidden histories, inspirational stories, and extraordinary business achievements. John Wiley & Sons.
Williams, K. S. (2021). Finding Viola: the untrue, true story of a groundbreaking female African Nova Scotian entrepreneur. Culture and Organization, 27(5), 365-385.
Suzanne Spiteri est sociologue et possède plusieurs années d’expérience dans l’analyse qualitative des données ainsi que dans les méthodes d’analyse mixtes. Elle dirige les projets portant sur le resserrement du marché du travail et la situation professionnelle des groupes sous-représentés.